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Les statues meurent aussi …

 rencontre_114Artiste non identifié, Maternité, bois, H.63,6 cm, The Cleveland Museum of Art, James Albert and Mary Gardiner Ford Memorial Fund, 1961.198, © The Cleveland Museum of Art / Photo: Howard Agriesti

« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. » Ce sont là les premiers mots du commentaire de Chris Marker qui accompagnait le court métrage d’Alain Resnais, Les Statues meurent aussi. Pour les productions africaines, la « mise en musée » transforme l’objet rituel en œuvre d’art.

Que voit un spectateur occidental qui contemple cette Maternité sénoufo dans une vitrine de musée ? Une représentation fortement expressionniste d’une mère allaitant son enfant. La femme adopte une pose hiératique ; la coiffure en cimier, les incisions du visage et de l’épaule qui figurent les scarifications sont autant de motifs « réalistes ». Ces marques sont analogues à celles qui sont faites sur les femmes sénoufo après avoir atteint la puberté. Mais les éléments anatomiques ont de quoi surprendre un spectateur habitué aux canons naturalistes de l’art occidental « classique ». Tout est ici « exagéré » : le prognathisme du visage, la forme oblongue des seins, la proéminence du nombril, les proportions mêmes du tronc ou des bras. Un visiteur, plus au fait de l’évolution de l’art occidental, reconnaîtra dans le modelage de l’enfant comme dans celui des jambes de la mère ce qui a attiré les artistes du début du XXe siècle dans leur recherche d’une simplification des formes et d’un certain géométrisme stylisé. Mais pour approcher au plus près du sens de cet objet, nous devons opérer une conversion du regard.

L’art africain traditionnel est un art fonctionnel et utilitaire ; c’est aussi un art collectif, c’est-à-dire en vue d’une participation collective. Les sculptures et les masques ont des fonctions religieuses (communiquer de manière visible avec l’invisible), magiques (protection ou guérison) et sociales (intégration des membres du groupe). Cette maternité était utilisée dans les cérémonies de l’association féminine Tyekpa dont les fonctions sont essentiellement celles d’une société funéraire. Le Tyekpa fait partie d’une organisation sociale plus importante chez les Sénoufo connu sous l’appellation Sandogo. L’adhésion au Sandogo est limitée aux membres féminins de la communauté Sénoufo. Le Sandogo est chargé de la divination et des relations avec les esprits de la brousse qui pourraient être perturbés par les activités agricoles, la chasse et l’artisanat.

Ainsi, cette sculpture n’est qu’un élément des célébrations funéraires complexes qui incluent aussi la musique, le chant et la danse. Ces éléments sont réunis pour rendre hommage à la mémoire et en l’honneur d’une figure ancestrale fondatrice et protectrice du village. Pendant les cérémonies, les membres du tyekpa dansent avec diverses sculptures figuratives telles que ce jumelage mère-enfant élevé au-dessus de leur tête. L’huile luisante sur la poitrine et le bébé peut suggérer le lait de la mère, mais constitue plus surement une offrande spirituelle tout en étant un agent de conservation.

L’introduction au musée décontextualise les productions ; elles perdent leur « être fonctionnel ». Pour les africains, l’art traditionnel a une valeur sacrée, utile et en rapport avec les systèmes cosmologiques et religieux. Les objets ont pour fonction la manipulation du monde invisible qui affecte la vie du groupe. Plus qu’une représentation, l’objet africain est une « présentification » ; il fait passer l’invisible dans le visible : l’œuvre est présence visible de l’invisible. Pour le spectateur occidental moderne, il serait vain de vouloir reconstituer l’expérience émotionnelle du participant africain aux cérémonies mettant en scène les statues et les masques. Mais la conjonction d’un regard ethnologique et d’une appréciation esthétique peut permettre une approche plus globale de ces objets et leur redonner une vie à jamais perdue.

 

Edouard Aujaleu